Compétitivité : l'Espagne défie la France
Aujourd'hui homme malade de l'Europe, demain nouveau conquistador? Les sacrifices endurés par l'Espagne depuis près de deux ans commencent à produire leurs effets. Le coût du travail se réduit au point que l'industrie espagnole défie désormais les entreprises françaises sur la scène internationale et en incitent d'autres à se délocaliser dans la péninsule ibérique. La décision de Renault (Le Monde du 15 novembre), dont Mariano Rajoy s'est félicité mercredi 21 novembre, d'augmenter la production dans ses usines de Palencia, Valladolid et Séville, est une nouvelle illustration de l'attraction retrouvée de l'Espagne.
En échange des sacrifices auxquels ont consenti les syndicats ibériques, la marque au losange devrait, en dix ans, créer 1 300 emplois dans le pays. En France, à l'issue des négociations en cours avec les partenaires sociaux, l'ex-Régie pourrait "s'engager à ne pas fermer d'usines".
Pour Patrick Artus, chef économiste chez Natixis et professeur à l'école Polytechnique, Renault n'est qu'un exemple parmi d'autres et il faut s'en inquiéter. "La menace est là, dit-il, l'Espagne va "manger" la France !"
Mois après mois, Madrid gagne des points à l'export, bien souvent au détriment de la France. Selon les chiffres publiés mercredi, le déficit commercial de l'Espagne s'est encore réduit en septembre de 36,4 % sur un an. La balance des comptes courants pourrait redevenir excédentaire en 2013, selon le ministère de l'économie. Et l'Espagne affiche déjà un excédent commercial avec la France, observent les experts de Natixis.
"IL Y A EU UN CHANGEMENT DE MENTALITÉ"
Sur le terrain, les professionnels constatent, de fait, que, depuis quelques mois, les entreprises espagnoles sont devenues plus "agressives ". "Il y a eu un changement de mentalité", confirme Fernando Fernandez, économiste à l'IE Business School à Madrid.
Confrontés à l'effondrement de la demande intérieure et à la quasi-disparition du secteur de la construction dans le pays, les industriels ont cherché des débouchés hors de leurs frontières. Et contrairement à la Grèce, le pays dispose d'un tissu d'entreprises capables d'exporter.
Les économistes signalent ainsi que l'amélioration de la balance commerciale espagnole n'est pas, contrairement à ce qui est observé à Athènes, un phénomène en trompe l'oeil, uniquement imputable à la chute des importations mais – "à 20 %", selon M. Artus – aussi le fruit d'une hausse des exportations.
A Bercy, on se veut flegmatique. "Que les pays comme l'Espagne ou l'Italie, après une purge, commencent à aller mieux. On ne peut que s'en réjouir", assure un proche du ministre de l'économie.
Sauf que ces entreprises conquérantes ont souvent face à elle l'offre "made in France". Nos productions sont dans la même "gamme", avec un avantage pour l'Espagne lié au regain de compétitivité de son économie.
"LE TROISIÈME MARCHÉ LE PLUS FLEXIBLE D'EUROPE"
En rythme annuel, la productivité des salariés espagnols s'est améliorée de 4 %, contre 1 % en France. Et, "entre 2008 et le deuxième trimestre de cette année, les coûts salariaux unitaires dans l'industrie ont reculé de 9,8 % en Espagne quand ils augmentaient de 5,3 % en France", notent les experts de Coe-Rexecode dans une note publiée lundi.
Les réformes menées par le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy, pour supprimer les rigidités du marché du travail, constituent un premier élément d'explication. Dans un rapport, "Espagne, la politique de l'espoir", David Finch, chez Exane BNP Paribas, rapporte que "selon Eurostat, le marché du travail en Espagne est devenu le troisième marché le plus flexible d'Europe".
Mais la baisse du coût du travail est d'abord le résultat de la crise. Le chômage de masse a obligé à la modération salariale et encouragé le travail au noir où les minima horaires et salariaux ne sont pas toujours respectés.
En France, les petits entrepreneurs commencent à s'en émouvoir. En particulier du côté de Bayonne où, dans le secteur de la construction et des transports, "les Espagnols raflent de plus en plus de marchés", observe André Garreta, président de la chambre de commerce et d'industrie de Bayonne-Pays basque.
Selon lui, la compétition n'est pas équitable : "Nous jouons un match de rugby où les deux équipes n'ont pas les mêmes règles. En France, une fiche de paie comporte vingt lignes de retenues harges pesant sur l'employeur]. En Espagne, c'est trois."
De quoi augmenter la pression pour accélérer les réformes en France ? "Nous n'avons pas de pétard dans le pantalon, répond un proche du ministre de l'économie. Les réformes sont faites par nous et pour nous. Pas en fonction des autres."
FAIBLESSES DE L'ÉCONOMIE
L'amélioration de la compétitivité espagnole ne doit pas faire oublier les faiblesses de l'économie. Même s'il abrite de grands groupes comme Inditex (Zara), le tissu industriel du pays est constitué en majorité de petites entreprises, moins performantes à l'exportation que les géants français du CAC 40, signale Laurence Boone chez Bank of America Merrill Lynch.
Le système éducatif reste mal noté et, malgré les promesses du gouvernement, le budget de la recherche et développement a diminué de 25 % en 2012 et devrait perdre encore 7 % en 2013.
Les experts redoutent aussi que les tensions politiques entre Madrid et les régions ne s'enveniment. Sans oublier que le pays, où 25 % de la population active est au chômage, est au bord de l'explosion sociale.